Aux fourneaux du Temps des Cerises, aux manettes du centre social 13 pour tous ou au tableau noir du Centre Alpha Choisy, Monique Degras est une incontournable du XIIIe. Depuis 1974, cette habitante des Olympiades poursuit un but: raffermir le lien social grâce au dialogue entre les cultures.
Ce
lundi soir de novembre, Monique Degras a une fois de plus affronté
le vent glacial de la grande dalle des Olympiades pour dispenser son
cours de français hebdomadaire à des adultes étrangers, arrivés
récemment dans le XIIIe. En cours, sa voix est claire et haut
perché. Tel un chef d'orchestre, la petite bonne femme brune fait
parler ses élèves les uns après les autres, poussant les timides,
freinant les ardeurs des exaltés, chantant lorsqu'il faut chanter,
multipliant les grands gestes… Son vrai métier, c'est d'être une
sage-femme du français. Elle aide les migrants à accoucher, à
trouver les mots. Suit la gestation, jusqu'aux premiers pas. S'ils
suivent les cours avec assiduité, Lobsang, Dyna ou Lee guye pourront
mener une discussion dans un français correct d'ici quatre ans. "Ce
qui m'émeut le plus, raconte Monique, le jour où ils arrivent à
formuler une phrase, même si la syntaxe n'y est pas. La dernière
fois, une jeune chinoise dont je n'avais pas entendu la voix m'a dit:
" Moi attend bébé petite fille"! J'étais ravie".
Ces rencontres comblent la curiosité de la pédagogue pour les
autres cultures. Tibétains, cambodgiens, chinois, ou thaïlandais…Si
par le passé elle a parcouru le monde, de la Syrie au Kenya en
passant par le Népal, la routarde voyage désormais par procuration.
Café
au lait
Il
faut dire que la question des différences culturelles lui donne à
penser depuis l'enfance. A l'époque, le mariage de ses parents
dérange. Son père, un martiniquais ayant répondu à l'appel de
celui qu'on surnomme aux Antilles "le général micro"
s'est engagé aux côtés des forces françaises libres en 1940.
Après les campagnes du Maghreb et la boucherie de Monte-Cassino, il
rencontre à Paris une jolie couturière originaire de Vendée. Les
tourtereaux se marient en septembre 1950, et Monique naît en mars:
"Ils ont mis Pâques avant les rameaux" commente-t-elle en
riant. Mais cette love story café au lait déplaît aux deux
familles: les Degras seront toujours tenus à l'écart des grands
raouts familiaux.
S'il
a peu de famille, le ménage aura des amis. L' appartement des Degras
est ouvert aux quatre vents: "Nous recevions des artistes, des
mannequins comme Twiggy, et même une témoin de Jehovah!" se
souvient Monique. Ainsi, les petites Degras, car Monique a une soeur
cadette, sont très tôt éveillées au monde qui les entoure.
Lorsque
Mai 68 survient, Monique termine son collège. Elle participe aux
manifestations en cachette de son gaulliste de père. L'école la
barbe, elle l'envoie sur les roses, et va au charbon, occupant de
petits postes administratifs. Pour autant, la jeune fille conserve sa
vie d'étudiante. "J'étais sans arrêt fourrée à la
cinémathèque de Chaillot, ou aux ateliers théâtre de la Maison de
la culture de Saint-Michel. Et, de temps en temps, je manifestais
contre la guerre du Vietnâm!" se remémore Monique. Pour fêter
sa majorité, la jeune fille part à New York pour une année. A son
retour, elle reprend de plus belle ses activités. Un cinéclub,
d'abord. "Rho, c'était formidable. Grâce à la fédération
Jean Vigot, on se projetait à domicile tous les films de l'époque!
". Elle prête également ses bras à qui en a besoin en
distribuant des tracts. Pour le MLAC, le mouvement pour la liberté
d'avortement et de contraception, ou pour les campagnes de ses amis
d'extrême gauche.
Indiens
d'Amérique
En
1974, on lui présente Xavier, que Monique décrit comme "un
petit technocrate de ministère ayant besoin de secouer sa vie
ennuyeuse". Deux ans plus tard, ils montent ensemble le Temps
des Cerises, un restaurant coopératif perché sur la Butte aux
Cailles. Lui apporte son argent, les travailleurs, leur bras. Dans
cette petite entreprise, tout le monde a le même salaire. Les
associés roulent sur les différentes tâches, il n'y a pas de chef,
et tout se décide en assemblée générale. Le restaurant draine une
clientèle barriolée: artistes, chanteurs, écrivains, et militants
de tout poil. "On organisait des débats, des concerts… un
jour, des indiens d'Amérique sont même venus faire un exposé sur
leur lutte pour conserver leurs terres! Alain Le Prest venait
chanter, une vraie beauté... La vie culturelle était trépidante, et nous, on la brûlait par les deux bouts", raconte celle qu'on rebaptise alors Valentine, "à cause de la
chanson de Maurice Chevalier"." A l'époque, la Butte aux
Cailles est très populaire: au Temps des Cerises, on mange un steack
purée pour 7F 50". L'endroit est fréquentée par les voyous et
les marlous. " C'était folklo: nous avions même un habitué
qui, coiffeur le jour, allait "au bois de boubou" la nuit
et revenait défait, au petit matin, pour boire son petit noir".
Puis
les choses se gâtent. Un jour de 1983, en réunion, c'est l'algarade
de trop. "A l'époque, j'avais le sang chaud, le ton montait
vite". Monique claque la porte et donne sa démission. Elle doit
aussi quitter son appartement de fonction, et emménage aux
Olympiades. Désoeuvrée, elle décide de se secouer les puces, et
toque à la porte de la mairie du 13e. " Je veux adhérer à une
association", annonce-t-elle à l'employée municipale. Cette
dernière lui dégote illico un poste de bénévole formateur de
français au Centre Alpha Choisy.
13
pour tous
Désormais,
elle sera partout. Dans le Réseau échange et savoir, où elle a
animé des ateliers cuisine et cinéma. Au centre social 13 pour
tous, dont elle est l'une des fondatrices. Puis, en 2004 , elle
adhère Envol, "Envie de vivre aux Olympiades", qui
organise chaque année des vides greniers et des expositions sur la
dalle. Ainsi, sa retraite est peuplée de réunions, d'écriture de
comptes rendus, de lectures de romans et de sorties au cinéma et au
théâtre. Pourtant, Monique se fait du mouron pour le quartier,
parce que, justement, le lien social qu'elle se donne le mal de tisser craque de partout. Alors, lors de la célébration des 40 ans de la dalle des
Olympiades, en octobre dernier, elle a tenu à déclamer son crédo
aux habitants de la dalle." Ce
chantier colossal, « la cohabitation culturelle », nous l'avons là,
devant nous aux Olympiades, comme un défi (…). Il nous faut (…)
apprendre sans relâche les richesses de nos diversités culturelles.
Nous approcher, nous rapprocher, nous apprivoiser sans méfiance,
sans a priori".
Ce défi, c'est celui de sa vie. Et, du haut de la tour "Londres",
chacun espère qu'elle continuera longtemps de le relever.
Elsa Sabado
Publié le 13 décembre dans Le 13 du mois
Elsa Sabado
Publié le 13 décembre dans Le 13 du mois
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire