jeudi 13 décembre 2012

Bouillon de culture



Aux fourneaux du Temps des Cerises, aux manettes du centre social 13 pour tous ou au tableau noir du Centre Alpha Choisy, Monique Degras est une incontournable du XIIIe. Depuis 1974, cette habitante des Olympiades poursuit un but: raffermir le lien social grâce au dialogue entre les cultures. 




Ce lundi soir de novembre, Monique Degras a une fois de plus affronté le vent glacial de la grande dalle des Olympiades pour dispenser son cours de français hebdomadaire à des adultes étrangers, arrivés récemment dans le XIIIe. En cours, sa voix est claire et haut perché. Tel un chef d'orchestre, la petite bonne femme brune fait parler ses élèves les uns après les autres, poussant les timides, freinant les ardeurs des exaltés, chantant lorsqu'il faut chanter, multipliant les grands gestes… Son vrai métier, c'est d'être une sage-femme du français. Elle aide les migrants à accoucher, à trouver les mots. Suit la gestation, jusqu'aux premiers pas. S'ils suivent les cours avec assiduité, Lobsang, Dyna ou Lee guye pourront mener une discussion dans un français correct d'ici quatre ans. "Ce qui m'émeut le plus, raconte Monique, le jour où ils arrivent à formuler une phrase, même si la syntaxe n'y est pas. La dernière fois, une jeune chinoise dont je n'avais pas entendu la voix m'a dit: " Moi attend bébé petite fille"! J'étais ravie". Ces rencontres comblent la curiosité de la pédagogue pour les autres cultures. Tibétains, cambodgiens, chinois, ou thaïlandais…Si par le passé elle a parcouru le monde, de la Syrie au Kenya en passant par le Népal, la routarde voyage désormais par procuration.
Café au lait
Il faut dire que la question des différences culturelles lui donne à penser depuis l'enfance. A l'époque, le mariage de ses parents dérange. Son père, un martiniquais ayant répondu à l'appel de celui qu'on surnomme aux Antilles "le général micro" s'est engagé aux côtés des forces françaises libres en 1940. Après les campagnes du Maghreb et la boucherie de Monte-Cassino, il rencontre à Paris une jolie couturière originaire de Vendée. Les tourtereaux se marient en septembre 1950, et Monique naît en mars: "Ils ont mis Pâques avant les rameaux" commente-t-elle en riant. Mais cette love story café au lait déplaît aux deux familles: les Degras seront toujours tenus à l'écart des grands raouts familiaux.
S'il a peu de famille, le ménage aura des amis. L' appartement des Degras est ouvert aux quatre vents: "Nous recevions des artistes, des mannequins comme Twiggy, et même une témoin de Jehovah!" se souvient Monique. Ainsi, les petites Degras, car Monique a une soeur cadette, sont très tôt éveillées au monde qui les entoure.
Lorsque Mai 68 survient, Monique termine son collège. Elle participe aux manifestations en cachette de son gaulliste de père. L'école la barbe, elle l'envoie sur les roses, et va au charbon, occupant de petits postes administratifs. Pour autant, la jeune fille conserve sa vie d'étudiante. "J'étais sans arrêt fourrée à la cinémathèque de Chaillot, ou aux ateliers théâtre de la Maison de la culture de Saint-Michel. Et, de temps en temps, je manifestais contre la guerre du Vietnâm!" se remémore Monique. Pour fêter sa majorité, la jeune fille part à New York pour une année. A son retour, elle reprend de plus belle ses activités. Un cinéclub, d'abord. "Rho, c'était formidable. Grâce à la fédération Jean Vigot, on se projetait à domicile tous les films de l'époque! ". Elle prête également ses bras à qui en a besoin en distribuant des tracts. Pour le MLAC, le mouvement pour la liberté d'avortement et de contraception, ou pour les campagnes de ses amis d'extrême gauche.
Indiens d'Amérique
En 1974, on lui présente Xavier, que Monique décrit comme "un petit technocrate de ministère ayant besoin de secouer sa vie ennuyeuse". Deux ans plus tard, ils montent ensemble le Temps des Cerises, un restaurant coopératif perché sur la Butte aux Cailles. Lui apporte son argent, les travailleurs, leur bras. Dans cette petite entreprise, tout le monde a le même salaire. Les associés roulent sur les différentes tâches, il n'y a pas de chef, et tout se décide en assemblée générale. Le restaurant draine une clientèle barriolée: artistes, chanteurs, écrivains, et militants de tout poil. "On organisait des débats, des concerts… un jour, des indiens d'Amérique sont même venus faire un exposé sur leur lutte pour conserver leurs terres! Alain Le Prest venait chanter, une vraie beauté... La vie culturelle était trépidante, et nous, on la brûlait par les deux bouts", raconte celle qu'on rebaptise alors Valentine, "à cause de la chanson de Maurice Chevalier"." A l'époque, la Butte aux Cailles est très populaire: au Temps des Cerises, on mange un steack purée pour 7F 50". L'endroit est fréquentée par les voyous et les marlous. " C'était folklo: nous avions même un habitué qui, coiffeur le jour, allait "au bois de boubou" la nuit et revenait défait, au petit matin, pour boire son petit noir".
Puis les choses se gâtent. Un jour de 1983, en réunion, c'est l'algarade de trop. "A l'époque, j'avais le sang chaud, le ton montait vite". Monique claque la porte et donne sa démission. Elle doit aussi quitter son appartement de fonction, et emménage aux Olympiades. Désoeuvrée, elle décide de se secouer les puces, et toque à la porte de la mairie du 13e. " Je veux adhérer à une association", annonce-t-elle à l'employée municipale. Cette dernière lui dégote illico un poste de bénévole formateur de français au Centre Alpha Choisy.
13 pour tous
Désormais, elle sera partout. Dans le Réseau échange et savoir, où elle a animé des ateliers cuisine et cinéma. Au centre social 13 pour tous, dont elle est l'une des fondatrices. Puis, en 2004 , elle adhère Envol, "Envie de vivre aux Olympiades", qui organise chaque année des vides greniers et des expositions sur la dalle. Ainsi, sa retraite est peuplée de réunions, d'écriture de comptes rendus, de lectures de romans et de sorties au cinéma et au théâtre. Pourtant, Monique se fait du mouron pour le quartier, parce que, justement, le lien social qu'elle se donne le mal de tisser craque de partout. Alors, lors de la célébration des 40 ans de la dalle des Olympiades, en octobre dernier, elle a tenu à déclamer son crédo aux habitants de la dalle." Ce chantier colossal, « la cohabitation culturelle », nous l'avons là, devant nous aux Olympiades, comme un défi (…). Il nous faut (…) apprendre sans relâche les richesses de nos diversités culturelles. Nous approcher, nous rapprocher, nous apprivoiser sans méfiance, sans a priori". Ce défi, c'est celui de sa vie. Et, du haut de la tour "Londres", chacun espère qu'elle continuera longtemps de le relever.

Elsa Sabado
Publié le 13 décembre dans Le 13 du mois

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