dimanche 13 janvier 2013

Silicon Valley sur Seine



Au fin fond de Paris Rive-Gauche, la Ville de Paris a érigé un « Incubateur » de 3 000 m2. Les jeunes entrepreneurs de l’ère digitale y bénéficient de locaux et de tuteurs pour que leurs start-up puissent naître et grandir, puis voler de leurs propres ailes.



Aux frontières de la capitale, au cœur d’un entrelacs de voies rapides, se dresse un cube de verre rutilant. L’Incubateur « Paris Région Lab » se trouve au 15 rue Jean-Baptiste Berlier, aux confins de Paris Rive-Gauche, un quartier flambant neuf qui se cherche une âme. L’air absorbé et le casque vissé sur les oreilles, de jeunes hommes descendent du nouveau tramway, traversent ce no man’s land coincé entre le périphérique et la voie ferrée et entrent dans le cube glacial. Ils parcourent de longs couloirs couleur béton pour s’installer devant leurs PC, et cliquer avec frénésie. Silence... Ici, on travaille à l’éclosion des entreprises de demain.


À 25 ans, difficile de convaincre une multinationale 




Du haut du building, Nicolas Bellego est à la manœuvre. Cet ingénieur connaît ses 25 start-up sur le bout des doigts. Pour expliquer son métier, il déroule tout le fil de la création d’entreprise : « Imaginons que vous sortez d’une école d’ingénieur. Vous avez une idée innovante dans le domaine des technologies numériques, et vous voulez créer votre boîte. » Il sort son Powerpoint. « Première étape : vous présentez un dossier pour entrer dans un Incubateur d’amorçage, où des professionnels vous aident à développer votre idée, à faire une étude de marché. Étape n°2, au bout d’un an, vous postulez pour un accélérateur de start-up, qui vous propose des locaux, une aide au recrutement et à la levée de fonds. Bienvenue à l’Incubateur ! », s’exclame cet ingénieur d’une quarantaine d’années, avant d’en venir au but : « Je fais office d’intermédiaire entre ces jeunes créateurs et les grosses boîtes. Je leur viens en aide sur des aspects techniques, juridiques, marketing... mais leur plus grand problème, c’est de trouver un investisseur qui parie sur leur projet, un “grand compte”. »



Car, à 25 ans, difficile de convaincre les équipes des grandes multinationales. « Nous travaillons en partenariat avec 40 grands groupes, que nous mettons en lien avec nos start-up », explique Nicolas Bellego. Outre cette proximité avec les investisseurs, l’Incubateur propose des interventions d’avocats ou d’entrepreneurs passés par les affres de la création. Surtout, les innovateurs regroupés ici s’enrichissent mutuellement de leurs échanges. Au bout de trois ans, la start-up doit avoir pris assez d’élan pour prendre son envol et quitter l’Incubateur.


Réservé à de rares privilégiés


Plusieurs Incubateurs sont disséminés dans Paris, et chacun a sa spécialité : finance, jeu vidéo, édition ou nouveau média. Pour chaque entreprise sélectionnée, la Ville de Paris fait un don de 30 000 euros et propose des emprunts à taux zéro allant de 50 000 à 100 000 euros. « 200 start-up sont ainsi financées. La Mairie de Paris dépense environ 4 millions d’euros pour l’amorçage d’entreprises, et 3 millions pour les accélérateurs », affirme Nicolas Bellego.


Cet argent, public, ne bénéficie qu’à un petit nombre de privilégiés : « Il faut avoir fait une bonne école, arriver avec des associés aux compétences diverses, et apporter au minimum 20 ou 30 000 euros de fonds propres pour être crédible et accéder aux Incubateurs », décrit l’ingénieur. « Et quand bien même on réunirait ces critères, seules 10% des candidatures passent le filtre de la commission qui régule l’entrée dans l’Incubateur. » Nous avons rencontré trois de ces jeunes entrepreneurs, en suivant Nicolas Bellego au pas de course dans les tuyaux de l’Incubateur.


We Cook, la recette de la réussite ?




Mathieu Vincent et Jérémy Prouteau ont fondé We Cook en sortant de l’école Télécomparis sud. Ils ont passé leur dernière année en stage, en Irlande. « On mangeait des pâtes au bacon tous les jours. On voyait que les familles avaient autant de difficultés que nous à rationaliser leur alimentation », se souvient Mathieu Vincent. En 2010, les deux jeunes se lancent donc dans la création d’un site qui permet, en fonction des goûts de l’internaute, de planifier des repas sur plusieurs semaines, produire la liste de course nécessaire à leur réalisation... « Le but serait de n’avoir qu’à cliquer pour se les faire livrer par une grande enseigne », se délecte d’avance le jeune homme de 26 ans. Les deux ingénieurs emploient aujourd’hui huit apprentis et stagiaires. La start-up, c’est une culture : un dessin en post-it orne la vitre, tandis que des peluches représentant les personnages de la célèbre application Angry Birds gisent sur les étagères. Nicolas Bellego frappe : il est temps de laisser les jeunes geeker en paix. Au suivant.


L’inventeur de la cotisation électronique



Après quelques couloirs en béton, le Pygmalion ouvre une porte et présente Ismaël Le Moël, polytechnicien de 29 ans, à la tignasse rousse et bouclée. Lors de son stage en Argentine, le matheux côtoie le leader d’un mouvement de coopératives autogestionnaires, et revient avec l’ambition de se lancer dans le secteur de l’économie solidaire et sociale. Le Che de l’X a donc créé une plate-forme de collecte, en ligne, de dons aux associations. Mail for Good est en phase de consolidation : le site héberge 600 associations, contre 30 début 2012. « Maintenant, le but est de convaincre les grands carrefours d’audience d’accueillir une bannière Mail for Good sur leur site, pour augmenter le trafic sur le site. » Ismaël a un modèle : « Lors de l’ouragan Sandy aux États-Unis, le site Zynga a réussi à récolter un million et demi de dollars en une semaine ». Ce qui lui plaît, dans l’Incubateur, c’est ce qu’il appelle « l’écosystème » : « Avec d’autres créateurs de start-up, nous organisons des déjeuners au cours desquels chacun expose sa problématique. Nous nous sommes rendus compte qu’elles étaient assez proches les unes desautres, et avons pu répondre à certaines questions ensemble. »


L’innovation dans l’innovation



Des rires s’échappent d’une salle. Parmi les joyeux drilles, Yohann Melamed, créateur du site Studyka. Il est formé au développement informatique à Télécom Paritech, puis enchaîne avec un master HEC (1), où il rencontre les deux autres. Après avoir écumé deux ou trois couveuses d’amorçage, ils ont décroché le droit de s’installer au 15 rue Berlier. Leur business ? Ils l’ont trouvé à l’école. Il s’offrait là, sous leurs yeux. « Nos écoles accueillaient de grandes entreprises. Nous devions plancher sur des études de cas réels et proposer des idées pour les résoudre. Celui qui avait la meilleure idée gagnait un prix. » Ces concours offrent de la matière grise aux entreprises à peu de frais. Yohann, Yohan et Charles ont donc créé un site sur laquelle les entreprises peuvent lancer leurs concours, et les étudiants du monde entier, y répondre. 1 200 écoles sont aujourd’hui reliées à leur site. Les vainqueurs peuvent, en plus de leur lot, présenter leur projet devant les dirigeants de l’entreprise. « Trente personnes ont déjà été embauchées grâce à notre site », se félicite Yohann. Ces rois de la mise en abîme ont déjà réussi à s’adresser aux « grands comptes » : Bouygues, Canal+ et la SNCF figurent parmi leurs clients, et ont demandé aux étudiants d’inventer la télé, la ville ou le centre commercial de demain. Ainsi, le numérique permettra-t-il peut-être, à l’avenir, de démocratiser la possibilité d’innover. 



Elsa Sabado

Publié le 13 janvier dans Le 13 du mois

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