Militante acharnée de la cause des femmes, Marylin Baldeck vient d’aider à mettre au jour une scabreuse affaire de harcèlement sexuel à la gare du
Nord. Nous l’avons rencontrée boulevard Blanqui, où elle dirige l’Association
européenne contre les violences faites aux femmes au travail.
Il est 15 heures lorsque Leila, Salima et Assia (1),
emmitouflées dans leur doudounes, poussent la
porte du 51, boulevard Blanqui, juste en face du métro
Corvisart. Les trois collègues d’une quarantaine d’années ont rendez-vous avec Marilyn Baldeck, 35 ans,
déléguée générale de l’Association européenne contre
les violences faites aux femmes au travail (AVFT). La
petite blonde installe les trois copines dans le canapé de
l’association, s’assoit face à elles, et déroule l’ordre du jour
de leur entretien. Puis s’arrête : « J’ai l’impression d’être
face à un tribunal », dit-elle en riant. Au diable l’ordre du
jour, les trois femmes commencent par vider leur sac.
Salariées d’une entreprise chargée du nettoyage
des trains Thalys et Eurostar à la gare du Nord, elles ont
porté plainte en décembre contre leur chef d’équipe pour
harcèlement sexuel. « Il les embrassait dans le cou, leur
crachait dans la main, et y mettait son doigt en faisant
des allers-retours obscènes. Lorsque Salima a tenté de le
dénoncer à son employeur, elle a été convoquée pour un
entretien préalable au licenciement... » Au vu de l’ampleur
et de la gravité du dossier, Marilyn Baldeck se consacre
exclusivement à l’affaire pendant trois semaines. La
féministe envoie une lettre à l’entreprise, alerte Sud-
Rail, le syndicat auquel le chef de chantier appartient,
accompagne les femmes porter plainte et prévient la
presse. Le 8 janvier, L’Express publie une longue enquête
sur l’affaire mêlant harcèlement sexuel et racket (1). Sud-
Rail retire immédiatement son mandat au chef d’équipe et
organise la diffusion, dans la gare du Nord, d’un tract pour
dénoncer les pratiques mafieuses de certains salariés. Le
syndicat envoie également une douzaine de cheminots
baraqués pour accompagner Salima à son entretien
préalable au licenciement. Au lendemain de la parution de
l’affaire dans la presse, les trois femmes passent du statut
de victimes à celui d’héroïnes de la gare du Nord. Les
collègues, les passagers du Thalys viennent les féliciter.
Aujourd’hui, sur le canapé, elles racontent leur fierté, mais aussi les mille stratégies de l’entreprise pour les casser,
sous l’oreille attentive de celle qui les a accompagnées et
soutenues. « Le rapport de force a été inversé. C’est cela
qui nous rend heureuses, à l’AVFT », se réjouit Marilyn
Baldeck.
Apprentie féministe
Marilyn Baldeck est une petite blonde sérieuse. À chaque
question, elle répond après une courte pause, de manière
concise et organisée. Pas d’emportement ni d’élan lyrique
chez elle mais une détermination immédiatement
perceptible. Elle regrette de n’avoir pas plus de temps
pour réfléchir, élaborer, théoriser sur ses rencontres
quotidiennes avec les femmes victimes de harcèlement,
car c’est une intellectuelle. La jeune femme travaille pour le compte de
l’association depuis 2001. Marie-Victoire Louis, la
fondatrice de l’association, a besoin d’un site Internet
pour mettre en ligne sa thèse sur le droit de cuissage
et ses dizaines de publications. Pile dans les cordes de
Marilyn Baldeck, qui a suivi un cursus en sociologie du
travail puis une école de journalisme, dont elle sort tout
juste. La dirigeante lui inocule alors, sur le tard, le virus du
féminisme. Car, née dans une famille ayant prospéré au Sénégal,
elle n’entend parler de féminisme qu’à son arrivée en
France, à la fac. « En sociologie du travail, une professeure
nous avait demandé de réfléchir à une étude de cas. Il
s’agissait d’un homme qui ne cessait de dire, dans le cadre
son travail : "J’adore les femmes". Elle nous avait permis
de comprendre par nous-mêmes à quel point cette phrase
pouvait être misogyne. » Marilyn Baldeck arrive donc au
féminisme par un « heureux hasard », constate celle dont
le travail reste, aux yeux de sa famille, un passe-temps
exotique.
Très vite, l’apprentie-féministe est embauchée
par l’AVFT. En 2003, le mouvement des intermittents du spectacle bat son plein. Ils luttent alors contre une
réforme du calcul de leurs indemnités, qui conduit à
l’exclusion de nombre de femmes enceintes du droit
à l’indemnisation chômage. Marilyn Baldeck fait part
de sa révolte à la présidente de l’association, qui lui
répond : « Ça t’intéresse ? Eh bien tu t’en occupes. » La
jeune femme, novice en droit, se plonge dans le dossier,
l’étudie sous toutes ses coutures. Il lui apparaît bientôt
que l’arrêté (3) viole certains principes constitutionnels,
et qu’il faut saisir le Conseil d’État. « Fais-le », l’encourage
la présidente de l’AVFT. « C’est là que j’ai eu le déclic. Je
me suis dit : ici, tout est possible », raconte celle qui est
devenue une véritable juriste.
En lieu et place des avocats
« Le droit n’est pas l’affaire des avocats. » Cette devise
devrait être inscrite au fronton de l’AVFT. Car les
militantes en pantalon ne veulent rien déléguer aux
hommes en robe, qui, selon elles, entravent plus qu’ils ne
facilitent l’accès des citoyens à la justice. Pour chacune
des 400 affaires suivies par l’association, l’une des
salariées constitue un dossier, suit la procédure judiciaire,
accompagne les femmes pour porter plainte. Lorsque
l’AVFT se constitue partie civile, ses salariées plaident
elles-mêmes devant le tribunal. « Lorsqu’elles consultent
un avocat, les femmes que l’on suit sont souvent noyées
sous un jargon juridique employé à dessein pour les
perdre et leur imposer des choix de procédure », affirme
Marilyn Baldeck, particulièrement remontée. Pour
cette autodidacte, le droit doit avant tout être « un outil populaire au service de l’émancipation sociale ».
Elle utilise donc les gros livres rouges comme des
armes pour défendre les victimes du « patriarcat », qui
empoisonne les rapports au sein de l’entreprise. Ces
dernières années, l’AVFT a notamment jeté l’opprobre sur
Georges Tron, maire de Draveil, accusé de viol par deux
employées municipales, ou encore sur Jacques Mahéas,
sénateur-maire de Neuilly-sur-Marne condamné pour
agression sexuelle et toujours en fonction. « Nous ne
voulons pas seulement multiplier les condamnations d’agresseurs, assure la jeune femme. Nous voulons changer
le monde. » Pour approcher cet idéal, l’AVFT intervient en
amont, dans l’élaboration des lois. « Notre association est
à l’origine de la première loi sur le harcèlement sexuel,
entrée en vigueur en 1994, de la suppression du délit de
dénonciation calomnieuse qui rendait dangereux le fait
de dénoncer des agressions, ou encore de la suppression
de la présomption du consentement des époux à l’acte
sexuel », énumère fièrement Marilyn Baldeck.
Sous la gauche, le combat continue
Leur dernière bataille législative a commencé le 5 mai
2012. Coup de tonnerre dans la galaxie féministe : la loi
sur le harcèlement sexuel, jugée trop floue, est abrogée.
2 000 procédures en cours tombent à l’eau. Les féministes
se mettent immédiatement au travail, l’AVFT en tête, pour
obtenir une nouvelle loi. Le projet de loi final, en deçà de
leurs espérances, est une véritable déconvenue pour
les femmes de l’association. Leur déception s’aggrave
devant les réactions des autres associations féministes.
« Nous avons été lâchées », regrette Marilyn Baldeck.
« Lorsque la gauche est au pouvoir, certaines associations
abandonnent le rapport de force. Alors que pour imposer
la loi la plus ambitieuse, Christiane Taubira a besoin
d’une mobilisation forte. »
Quand Marilyn Baldeck songe à sa reconversion, la
jeune femme rejette totalement l’idée d’entrer en politique
ou dans un cabinet ministériel. « Cela supposerait de
faire trop de concessions au féminisme. Pour moi, être
féministe c’est être toujours dans l’opposition. C’est
un positionnement de résistance. » À propos de sa vie
privée, elle révèle avoir besoin de vivre avec quelqu’un
qui partage son combat : « Mon conjoint porte un regard
extérieur sur ce que je fais, c’est très important pour moi.
Avoir le nez dans le guidon brouille parfois ma perception
des enjeux. » Autre moyen de garder la tête froide,
Marilyn Baldeck retape sa ferme dans le Perche tous
les week-ends et en profite pour bouquiner. « Je lis des
romans de Christine Angot, et même parfois de Virginie
Despentes ! », confesse-t-elle en riant. On ne se refait pas.
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