lundi 25 février 2013

Féministe pratiquante



Militante acharnée de la cause des femmes, Marylin Baldeck vient d’aider à mettre au jour une scabreuse affaire de harcèlement sexuel à la gare du Nord. Nous l’avons rencontrée boulevard Blanqui, où elle dirige l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail. 


Il est 15 heures lorsque Leila, Salima et Assia (1), emmitouflées dans leur doudounes, poussent la porte du 51, boulevard Blanqui, juste en face du métro Corvisart. Les trois collègues d’une quarantaine d’années ont rendez-vous avec Marilyn Baldeck, 35 ans, déléguée générale de l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT). La petite blonde installe les trois copines dans le canapé de l’association, s’assoit face à elles, et déroule l’ordre du jour de leur entretien. Puis s’arrête : « J’ai l’impression d’être face à un tribunal », dit-elle en riant. Au diable l’ordre du jour, les trois femmes commencent par vider leur sac.


Salariées d’une entreprise chargée du nettoyage des trains Thalys et Eurostar à la gare du Nord, elles ont porté plainte en décembre contre leur chef d’équipe pour harcèlement sexuel. « Il les embrassait dans le cou, leur crachait dans la main, et y mettait son doigt en faisant des allers-retours obscènes. Lorsque Salima a tenté de le dénoncer à son employeur, elle a été convoquée pour un entretien préalable au licenciement... » Au vu de l’ampleur et de la gravité du dossier, Marilyn Baldeck se consacre exclusivement à l’affaire pendant trois semaines. La féministe envoie une lettre à l’entreprise, alerte Sud- Rail, le syndicat auquel le chef de chantier appartient, accompagne les femmes porter plainte et prévient la presse. Le 8 janvier, L’Express publie une longue enquête sur l’affaire mêlant harcèlement sexuel et racket (1). Sud- Rail retire immédiatement son mandat au chef d’équipe et organise la diffusion, dans la gare du Nord, d’un tract pour dénoncer les pratiques mafieuses de certains salariés. Le syndicat envoie également une douzaine de cheminots baraqués pour accompagner Salima à son entretien préalable au licenciement. Au lendemain de la parution de l’affaire dans la presse, les trois femmes passent du statut de victimes à celui d’héroïnes de la gare du Nord. Les collègues, les passagers du Thalys viennent les féliciter. Aujourd’hui, sur le canapé, elles racontent leur fierté, mais aussi les mille stratégies de l’entreprise pour les casser, sous l’oreille attentive de celle qui les a accompagnées et soutenues. « Le rapport de force a été inversé. C’est cela qui nous rend heureuses, à l’AVFT », se réjouit Marilyn Baldeck.



Apprentie féministe



Marilyn Baldeck est une petite blonde sérieuse. À chaque question, elle répond après une courte pause, de manière concise et organisée. Pas d’emportement ni d’élan lyrique chez elle mais une détermination immédiatement perceptible. Elle regrette de n’avoir pas plus de temps pour réfléchir, élaborer, théoriser sur ses rencontres quotidiennes avec les femmes victimes de harcèlement, car c’est une intellectuelle. La jeune femme travaille pour le compte de l’association depuis 2001. Marie-Victoire Louis, la fondatrice de l’association, a besoin d’un site Internet pour mettre en ligne sa thèse sur le droit de cuissage et ses dizaines de publications. Pile dans les cordes de Marilyn Baldeck, qui a suivi un cursus en sociologie du travail puis une école de journalisme, dont elle sort tout juste. La dirigeante lui inocule alors, sur le tard, le virus du féminisme. Car, née dans une famille ayant prospéré au Sénégal, elle n’entend parler de féminisme qu’à son arrivée en France, à la fac. « En sociologie du travail, une professeure nous avait demandé de réfléchir à une étude de cas. Il s’agissait d’un homme qui ne cessait de dire, dans le cadre son travail : "J’adore les femmes". Elle nous avait permis de comprendre par nous-mêmes à quel point cette phrase pouvait être misogyne. » Marilyn Baldeck arrive donc au féminisme par un « heureux hasard », constate celle dont le travail reste, aux yeux de sa famille, un passe-temps exotique. 



Très vite, l’apprentie-féministe est embauchée par l’AVFT. En 2003, le mouvement des intermittents du spectacle bat son plein. Ils luttent alors contre une réforme du calcul de leurs indemnités, qui conduit à l’exclusion de nombre de femmes enceintes du droit à l’indemnisation chômage. Marilyn Baldeck fait part de sa révolte à la présidente de l’association, qui lui répond : « Ça t’intéresse ? Eh bien tu t’en occupes. » La jeune femme, novice en droit, se plonge dans le dossier, l’étudie sous toutes ses coutures. Il lui apparaît bientôt que l’arrêté (3) viole certains principes constitutionnels, et qu’il faut saisir le Conseil d’État. « Fais-le », l’encourage la présidente de l’AVFT. « C’est là que j’ai eu le déclic. Je me suis dit : ici, tout est possible », raconte celle qui est devenue une véritable juriste.



En lieu et place des avocats



« Le droit n’est pas l’affaire des avocats. » Cette devise devrait être inscrite au fronton de l’AVFT. Car les militantes en pantalon ne veulent rien déléguer aux hommes en robe, qui, selon elles, entravent plus qu’ils ne facilitent l’accès des citoyens à la justice. Pour chacune des 400 affaires suivies par l’association, l’une des salariées constitue un dossier, suit la procédure judiciaire, accompagne les femmes pour porter plainte. Lorsque l’AVFT se constitue partie civile, ses salariées plaident elles-mêmes devant le tribunal. « Lorsqu’elles consultent un avocat, les femmes que l’on suit sont souvent noyées sous un jargon juridique employé à dessein pour les perdre et leur imposer des choix de procédure », affirme Marilyn Baldeck, particulièrement remontée. Pour cette autodidacte, le droit doit avant tout être « un outil populaire au service de l’émancipation sociale ».



Elle utilise donc les gros livres rouges comme des armes pour défendre les victimes du « patriarcat », qui empoisonne les rapports au sein de l’entreprise. Ces dernières années, l’AVFT a notamment jeté l’opprobre sur Georges Tron, maire de Draveil, accusé de viol par deux employées municipales, ou encore sur Jacques Mahéas, sénateur-maire de Neuilly-sur-Marne condamné pour agression sexuelle et toujours en fonction. « Nous ne voulons pas seulement multiplier les condamnations d’agresseurs, assure la jeune femme. Nous voulons changer le monde. » Pour approcher cet idéal, l’AVFT intervient en amont, dans l’élaboration des lois. « Notre association est à l’origine de la première loi sur le harcèlement sexuel, entrée en vigueur en 1994, de la suppression du délit de dénonciation calomnieuse qui rendait dangereux le fait de dénoncer des agressions, ou encore de la suppression de la présomption du consentement des époux à l’acte sexuel », énumère fièrement Marilyn Baldeck.



Sous la gauche, le combat continue



Leur dernière bataille législative a commencé le 5 mai 2012. Coup de tonnerre dans la galaxie féministe : la loi sur le harcèlement sexuel, jugée trop floue, est abrogée. 2 000 procédures en cours tombent à l’eau. Les féministes se mettent immédiatement au travail, l’AVFT en tête, pour obtenir une nouvelle loi. Le projet de loi final, en deçà de leurs espérances, est une véritable déconvenue pour les femmes de l’association. Leur déception s’aggrave devant les réactions des autres associations féministes. « Nous avons été lâchées », regrette Marilyn Baldeck. « Lorsque la gauche est au pouvoir, certaines associations abandonnent le rapport de force. Alors que pour imposer la loi la plus ambitieuse, Christiane Taubira a besoin d’une mobilisation forte. »



Quand Marilyn Baldeck songe à sa reconversion, la jeune femme rejette totalement l’idée d’entrer en politique ou dans un cabinet ministériel. « Cela supposerait de faire trop de concessions au féminisme. Pour moi, être féministe c’est être toujours dans l’opposition. C’est un positionnement de résistance. » À propos de sa vie privée, elle révèle avoir besoin de vivre avec quelqu’un qui partage son combat : « Mon conjoint porte un regard extérieur sur ce que je fais, c’est très important pour moi. Avoir le nez dans le guidon brouille parfois ma perception des enjeux. » Autre moyen de garder la tête froide, Marilyn Baldeck retape sa ferme dans le Perche tous les week-ends et en profite pour bouquiner. « Je lis des romans de Christine Angot, et même parfois de Virginie Despentes ! », confesse-t-elle en riant. On ne se refait pas.

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